Avec Pierre Miserez: Prodigieuse fantaisie
Tribune de Lausanne
samedi 12 décembre 1981
Samedi dernier, il présentait son “One Man Seul” au Théâtre des jeunes d’Orbe. Un spectacle d’une prodigieuse fantaise, instaurant une relation privilégiée avec le public. Or, après l’avoir rodé pendant plus d’un an à travers toute la Suisse, Pierre Miserez va se confronter, 15 jours durant, au public genevois de la Salle Pitoëff, à l’enseigne du Nouveau théâtre de poche. Une nouvelle étape du jeune artiste chaux-de-fonnier, qui a de fortes chances d’aller très loin.
Pierre Miserez, c’est d’abord un regard sur le monde. Une façon unique d’observer et de ressentir, comme sont celles de Zouc ou de Bernard Haller – et le rapprochement ne paraît certes pas exagéré, même si Miserez n’as pas encore le métier de tels grands personnages. Mais l’important me semble tenir, précisément, à cette saisie tout à fait originale de la réalité, qui se module ensuite dans un langage humoristique d’une exceptionnelle variété. Car Pierre Miserez mime, chante en s’accompagnant de la guitare et de l’accordéon, travaille ses textes avec un sens remarquable des effets comiques du langage, et compose toute une mosaïque de séquences entre lesquelles court le même fil rouge de cette voix à transformation. Voix de Beuchat, qui revient à tout moment. Une sorte de Jurassien moyen, un peu borné et ronchonneur, mais à la fois le provincial de partout, ou disons le quidam ahuri, cousin du brave soldat Chweïk ou de Charlot, des paumés de Chaval ou de l’éternel clown. Mais d’où vient-il, ce Beuchat?
“Beuchat? C’est un peu mon double. Je l’ai toujours senti en moi. Il m’aide à exprimer mes propres contradictions. Je vois bien sa mesquinerie, mais je ne le trouve pas moins attachant.”
Ou bien, voici que Leonard Cohen se traîne sur scène avec sa guitare pleureuse. Mais à peine esquissé l’irrésistible parodie, voilà que Miserez dérive. Et d’ailleurs il ne fait que ça tout le long: dériver pour se laisser aller au langage second de sa poésie sous-jacente et de son délire. Ainsi de l’effrayant poème que le gosse récite devant l’arbre de Noël, qui tourne à la charge corrosive, au pamphlet contre la fête dénaturée.
Ou entre, cette voix poignante d’accordéoniste dérivant dans sa nuit minable à la Carco. Ou cette autre enfin ordonnant la manoeuvre de parade antiatomique, conforme à telle procédure ubuesque…
Là-dessus, comment ces séquences sont-elles constituées? “C’est un très long travail. Tout ça donne peut-être l’impression de la spontanéité, mais en réalité le moindre détail est prévu au quart de poil. Dans un premier temps, je fais des improvisations en fonction des idées que m’ont données mes observations. Et ensuite, je travaille avec un oeil extérieur, j’ai besoin de ça, jusqu’à ce que la scène forme un tout organique et vivant.”
Jean-Louis Kuffer