Pierre Miserez était à terre, il s’est relevé
Généreux et fragile, l’humoriste jurassien joue un nouveau solo, «Excusez-moi», à Genève. Devant un cœur de saumon, il évoque son métier, ses dépressions et sa nouvelle sérénité
Dîner avec Pierre Miserez serait-il aussi risqué que de sortir avec Christine Angot? L’humoriste suisse partage en tout cas avec l’écrivaine française un sens aigu de l’observation-restitution. Au milieu de notre tête-à-tête au «15», restaurant raffiné situé en face de son immeuble de Plainpalais, le comédien jurassien s’adonne subitement aux joies de l’imitation: prise de note frénétique, coup de fourchette et lever de coude gaillards, je m’y retrouve tout à fait. Pierre Miserez n’est pas qu’un œil aux aguets. C’est aussi une oreille perméable aux accents et aux parlers particuliers. Et un corps alerte, capable d’enchaîner en un instant l’évocation d’un Russe massif et celle d’un vieillard tremblotant.
A 62 ans, l’artiste remet le couvert en solitaire avec Excusez-moi, au Théâtre du Crève-Cœur à Cologny, tous les samedis. Un solo fragile et généreux qui dit que l’erreur est humaine et que tomber n’est pas tragique quand on sait se relever. L’homme parle en connaisseur: deux fois dans sa vie, il a été à terre et a su redécoller.
«Je vais manger quelque chose de léger. Tout est bon ici, mais il ne faut pas exagérer.» Oui, désormais, Pierre Miserez est raisonnable. Lui qui, à 20 ans, a appartenu à tout ce que La Chaux-de-Fonds comptait de révolutionnaire et lâchait dans les cafés, telle une bombe, vingt minutes de cabaret explosif. Lui qui a été coffré pour avoir peint des feux de signalisation en rouge et a déclaré à sa maman en pleurs que Dieu n’existait pas.
Le même «petit bonhomme», comme il se nomme, est aujourd’hui un être mesuré. «C’est la maladie, explique-t-il en entamant son cœur de saumon mariné. Il y a quatre ans, j’ai subi un cancer de la vessie suivi d’une dépression, ça m’a ouvert les yeux. Depuis, je remarque les gens qui marchent moins vite sur le trottoir. Et, pour la première fois de mon existence, j’ai confiance dans la vie.»
Pourtant, Miserez semble indissociable de cette angoisse qui lui fait répéter après chaque séquence, avec son accent de La Tchaux: «J’suis content, ça s’est bien passé!» Dans A suivre, solo de 1997, il composait déjà un artiste dont on voyait à la fois les numéros de cabaret – un moment, notamment, où il se retrouvait nu, caché derrière un drapeau suisse – et les pauses, dans sa loge, où il se livrait à une critique sans pitié de ses propres prestations.
Retour sur soi, tomber de masque. Pierre Miserez a toujours pratiqué ces confessions à la Woody Allen avec son air chiffonné. Peut-être a-t-il emprunté cette pratique à Bernard Haller, son maître avec le clown Dimitri. «J’aimais le décalage, l’ironie de Bernard, et j’apprécie la poésie de Dimitri.»
Pierre Miserez a en effet deux natures en scène. Piquant, lorsqu’il parle de «Tramelan, 2000 habitants et 150 sectes» ou lorsqu’il singe Daniel Vasella à genoux: «Donnez-moi 70 millions, sinon je me suicide!» Aérien lorsqu’il jongle avec des balles multicolores et rend grâce au ciel perché sur une échelle. «Il ne faut pas le dire à mes anciens amis marxistes, mais je vais de nouveau à la messe! La liturgie m’ennuie, mais j’ai retrouvé la transcendance. On a tous besoin de dépassement, non?»
Sa mère, aujourd’hui, décédée, serait ravie de ce retournement. Qui tranche avec le reste de la famille, «des scientifiques, pragmatiques ou libertaires». Fils d’horloger, cadet d’une sœur artiste peintre et d’un frère docteur en chimie, Pierre, en bon petit dernier, a toujours été «le bouffon du foyer». «J’étais le seul à connaître les poèmes sous le sapin et à imiter les vieillards pour faire rire la galerie. J’ai quand même réussi une maturité commerciale, mais après mon diplôme je ne voulais ni travailler dans une banque, ni étudier à l’université». Il ira à l’ESAD, ex-l’Ecole supérieure d’art dramatique à Genève, mais avant, pendant deux ans, le futur comédien rejoint les mouvements anarchistes de La Chaux-de-Fonds. Cheveux longs, dégaine yé-yé, il participe aussi au mouvement Bélier. Et chaque fois, il secoue le cocotier. «J’étais super-angoissé par la mort, donc j’osais tous les délires. Sans limites.»
Cette absence de limites lui a valu sa première dépression. En 1990, après plusieurs one-man-show comiques à succès qu’il présente partout, en Suisse, en Belgique et en France. «A Paris, à cause de mon accent jurassien, on a voulu voir en moi le Zouc masculin. Mais Zouc est géniale, je n’imagine même pas l’égaler. Les Français m’appelaient le fou furieux, car je n’avais peur de rien, mais c’est allé trop loin. J’étais si angoissé que je ne dormais plus. En juin 1990, je ne pouvais plus rester seul. A 40 ans, cet été-là, je devais me déplacer entre mes deux parents, comme un enfant. J’ai craqué. J’ai tout plaqué. Je suis allé brosser les chevaux au Roselet, dans les Franches-Montagnes, chez mon cousin avant de partir en Malaisie.»
Quand on lui demande s’il tient son métier pour responsable de sa dépression, il dit d’abord non, puis se ravise: «C’est quand même une profession extrême. Faire rire tout le temps, courir les cachets. Depuis cette première dépression, j’enseigne la diction à des élèves à Genève. C’est plus équilibrant que les soirées privées. Et aussi je me suis mis à la musique. A 50 ans, j’ai commencé l’accordéon, la guitare, la clarinette et le saxophone. C’était démesuré, mais j’ai eu l’impression de renaître.»
Dans la même quête de changement, Miserez a encore osé l’aventure alémanique. «J’ai appris le suisse- allemand et écrit un solo Welsch Comic Connexion. Puis, j’ai rencontré Gusti Pollak, un humoriste très connu de l’autre côté de la Sarine, avec qui j’ai composé et beaucoup joué Einfach difficile, spectacle bilingue.» Ce menu copieux et téméraire, c’était avant le cancer de la vessie dont il est «guéri aujourd’hui».
«Jamais je n’ai voulu me marier ou avoir des enfants. J’ai toujours été contre cette idée d’establishment. Comme jeunes autour de moi, il y a mes neveux et mes élèves. Ce que je leur conseille? Oser être créatifs, oser être fêlés.»
LE TEMPS – 3 juin 2013
Marie-Pierre Genecand